À travers le “Rêves” de Wajdi Mouawad
À la fin des années vingt, alors que l’esthétique naturaliste triomphe, des théoriciens tels Antonin Artaud et Beltolt Brecht amènent des nouveautés au niveau du jeu des acteurs, de la scénographie et de la mise en scène. En opposition au naturaliste, l’esthétique totale voit le jour. Cette esthétique est encore omniprésente aujourd’hui dans le milieu théâtral. D’ailleurs, le document de recherche suivant s’intéresse à une pièce qui s’y applique bien : l’œuvre Rêves de Wajdi Mouawad. Afin de plonger dans l’univers, la biographie de l’auteur sera présentée, ainsi que son œuvre Rêves, son processus d’écriture, et la présentation du théâtre total.
Wajdi Mouawad, d’origine libanaise, est né sous le signe de la balance un 16 octobre 1968. En 1978, lorsque la guerre civile éclate au Liban, Wajdi et sa famille doivent s’exiler de leur terre natale. La petite famille libanaise émigre vers la France, plus précisément à Paris. Cependant, ne recevant pas les papiers de l’État qui leur donnent droit de vivre en France, Wajdi Mouawad vient s’installer au Québec en 1983. Son exil s’arrête dans la charmante ville de Montréal où il découvre une vie théâtrale très créative. Il décide donc de faire ses auditions en interprétation à l’École Nationale de théâtre du Canada (ENT) où il est accepté avec une grande joie. L’auteur reçoit une formation d’acteur de quatre ans et reçoit son diplôme en 1991.
Mouawad connait une vie professionnelle très mouvementée. Dès 1990, alors qu’il est encore à l’école, il fonde avec la comédienne, auteure et metteure en scène Isabelle Leblanc la compagnie Théâtre Ô Parleur avec laquelle il crée plusieurs mises en scènes et adaptations, ce qui le fait connaître dans le milieu artistique. Huit ans plus tard, en 1998, avec une idée de génie, il produit une création s’intitulant Willy Protagoras enfermé dans les toilettes, élue meilleure production montréalaise par l’Association québécoise des critiques de théâtre. De 2000 à 2004, il devient le directeur du Théâtre de Quat’ Sous de Montréal. Il fonde ensuite en 2005 avec le comédien et danseur Emmanuel Schwartz, deux compagnies consacrées exclusivement à la création; l’une au Québec (Abé carré cé carré), et l’autre (Au carré de l’hypoténuse) en France. Le 9 mai 2005, il reçoit le Molière du meilleur auteur francophone de théâtre pour sa pièce Littoral. Cependant il refuse le prix en dénonçant l’indifférence des directeurs de théâtre face aux textes de la relève. Mouawad déplore le fait que certains instituts théâtraux n’aient pas de comité de lecture pour sélectionner les textes contemporains. L’année suivante, Wajdi Mouawad accepte le poste de directeur artistique du Théâtre français du Centre national des Arts du Canada dans la ville d’Ottawa. Et enfin, cette année, il a participé à la 63ème édition du Festival d’Avignon. Il a présenté trois de ses pièces dans une nuit théâtrale (Incendies, Forêts et Littoral). De plus, sa pièce Ciels a été présentée pour la toute première fois à ce Festival. Cet homme aux multiples talents compte 26 mise en scène à son actif dont la plupart ont été conçues à partir de ses propres textes. D’ailleurs, sa mise en scène pour son œuvre Rêves créée le 3 juin 1999 à l’agora de la danse de Montréal a connue un immense succès.
La pièce Rêves, écrite en 2002, raconte l’histoire de Willem, un jeune écrivain poussé par ses pulsions créatrice, qui se réfugie dans une chambre d’hôtel afin d’écrire toute la nuit. Seule la propriétaire de l’hôtel est présente, et elle semble manquer de compagnie car elle ne cesse de venir déranger Willem dans ses écritures. Cependant, lorsque le calme reprend son cours, Isidore, un personnage qui vit dans l’imaginaire de Willem, vient le retrouver dans sa chambre. Ce personnage vient hanter l’écrivain dans le but qu’il écrive un roman, Architecture d’un marcheur. Ce roman raconte l’histoire de Soulaymâân, l’homme qui marche vers la mer. Cependant, Willem est incapable d’en écrire davantage. Panne sèche! Au fil de la nuit, huit personnages invisibles entrent dans la chambre afin de raconter l’histoire de l’homme qui marche vers la mer. Ces êtres nourrissent l’imaginaire de Willem et celui-ci finit le roman au bout de la nuit.
Le rôle de Willem dans la pièce est celui du personnage central qui reçoit les êtres invisibles dans sa chambre d’hôtel. Ces êtres représentent tous une partie symbolique en lui. Tout d’abord, il y a Isidore qui envoi les personnages imaginaires dans la tête de Willem pour qu’il continue d’écrire son histoire. Parmi les êtres imaginaires, il y a premièrement l’homme silencieux qui représente son côté barbare. Son rôle est de raconter le début de l’histoire avant que l’homme décide de marcher vers la mer. Ensuite, vient l’homme écroulé symbolisant le côté détruit de Willem. L’homme écroulé ressent une grande douleur et ne sachant plus quoi faire pour la calmer, il se lève, et marche vers la mer. Son rôle est d’introduire pourquoi Soulaymâân décide de marcher vers la mer. Représentant sa partie confuse, la femme décharnée vient aider l’auteur à retrouver un équilibre en lui afin qu’il puisse savoir qui il est aujourd’hui. Ensuite, la femme immobile symbolise la partie « oubliée » de Willem. Elle ne sait plus où aller et reste immobile en attendant le prochain personnage qui va venir lui confirmer qui il est à présent (Willem). Son rôle est dire à l’écrivain qu’il est dans le néant ne sachant plus sa véritable identité. C’est à ce moment qu’arrive le Soulaymâân ensanglanté, celui qui a le désir de venger sa terre d’origine. C’est à ce moment qu’on comprend que Willem a vu tant d’horreur dans son ancien pays[1]. L’homme ensanglanté est la partie colérique et meurtrière de Willem. Dans la même optique de violence, un autre personnage arrive ; la femme décapitée. C’est la partie de ses frayeurs et ses cauchemars face à son passé. Son rôle est de dire à Willem que s’il est égaré c’est parce que la peur le paralyse. Puis, la dernière partie de l’auteur est la femme ensevelie. Son rôle est de dire à Willem que toutes les parties de Soulaymâân est en fait nul autre que lui. Du côté du réel, il y a le personnage de l’hôtelière âgée d’une cinquante d’année qui travaille dans un petit hôtel qui ressemble à une petite auberge. Ensuite, il y a la femme emmurée, une ballerine « prise dans le mur » que personne ne semble voir ni entendre, et enfin, l’Aurican, un personnage imaginaire cependant il ne représente pas une partie de Willem. Il est le personnage que le fils de l’hôtelière à créé lorsqu’il avait douze ans. Son rôle est de venir montrer le côté bouleversé et détruit de l’hôtelière suite au suicide de son fils.
Rêves est une pièce qui se veut être comme un « manque de respire » face à la quête d’identité. Cette quête d’identité est un thème important dans cet œuvre. La pièce repose sur ce thème car le personnage principal vit une sorte d’amnésie face à ce qu’il est. Ce qui est important de comprendre c’est que Willem représente en fait Wajdi Mouawad. Celui-ci a écrit sa pièce pour raconter les méandres de ses peines, de sa colère et de sa rage. Après avoir écrit six pièces dans lesquelles se trouve toujours un personnage central qui tente de trouver ce qu’il est dans son existence, Mouawad affirme qu’il a fallu qui s’arrête pour respirer. Dans cette transition où il a repris son souffle, une grande période de questionnement a débuté. Il a fallu qui comprenne cette tentative d’écrire sur l’identité profonde de sa vie à travers chacun de ses personnages. L’auteur libanais a de profonde blessure en lui face à la mort de ses parents et aux horreurs qui se sont déroulés dans son pays d’origine. Mouawad a une grande colère en lui qui le pousse toujours à écrire sur les mêmes sujets; la mort, la guerre, la rage. Toutes ses pièces sont racontées avec beaucoup de colère, cependant, jamais il n’a pris le temps de s’arrêter pour comprendre pourquoi il a un besoin si fort de raconter ces états d’âme. Par la suite, Wajdi Mouawad a ressenti le besoin de comprendre ce qu’un auteur peut apporter dans la vie des gens. Il se demande en quoi ces créations théâtrales concernent le monde. Donc, Rêves a émergé de ce questionnement. Par la suite, il se questionne à savoir comment un écrivain peut vivre si son écriture lui a été arraché, s’il ne peut plus écrire. Et c’est de ces questionnements que Rêves a été créée. L’écriture communique avec Mouawad comme une sorte de thérapie où il peut se mettre face à lui-même et tenter de se connaître davantage. L’auteur voit cela comme un dialogue entre ses textes et lui. Alors, Willem, le personnage principal de la pièce, qui s’arrête dans une chambre d’hôtel, est en fait le temps d’arrêt que Mouawad a pris. Pour trouver sa véritable identité après tant d’année de création et non de questionnement, l’auteur fait connaître aux lecteurs plusieurs aspects en lui. Ces aspects sont représentés sous tous les personnages imaginaires qui apparaissent dans la chambre où Willem est venu écrire. Chaque personnage est donc une partie de Wajdi Mouawad, et ce n’est qu’à la fin que l’auteur comprend que Soulaymâân, l’homme qui marche vers la mer, est en fait nul autre que lui-même. L’homme qui marche vers la mer est son histoire. Le personnage principal comprend donc que l’homme silencieux, écroulé, décharné, immobile, ensanglanté, décapité et ensevelie forment tous qu’une seule personne; lui-même. Wajdi Mouawad voit donc cette pièce comme un processus d’apprentissage de soi. Un processus qui commence comme un manque de respire et au fur et à mesure que la pièce s’écrit, c’est une libération qui va jusqu’au cri de liberté car il a enfin compris qui il est. Les réponses a ses questionnements, il les a enfin trouvés d’où pourquoi cette œuvre est vue comme une thérapie par l’écriture.
Wajdi Mouawad a une écriture bien particulière où il décrit celle-ci comme une rencontre avec une histoire. Une rencontre jamais forcée mais plutôt provoquée par le hasard. Les idées viennent à lui toute seule de façon inattendue. Ensuite, il prend le temps de vraiment se laisser émerger de cette histoire, de se plonger dans tous ses aspects afin de véritablement la connaître. Il doit devenir très intime avec elle, un peu lorsqu’on apprend à connaître une personne. Peu à peu la confiance s’installe entre l’histoire et lui, et il peut donc débuter son écriture. Une chose primordiale dans les écrits de Mouawad c’est le non-dit. Il a horreur que tout soit dit au sens propre car le spectateur n’a plus le droit de rêver. Donc, son écriture n’est pas trop directe mais plutôt détournée, de façon à ce que ce soit une surprise. La pièce Rêves est d’ailleurs un bon exemple car elle raconte l’histoire de l’auteur cependant le lecteur en a aucune idée lorsqu’il lit la pièce. Mouawad affirme qu’il a besoin de laisser une certaine ouverture pour ne pas que le spectateur se dise « c’est de ce thème en particulier qu’il a voulu parler ». Il ne cherche pas la simplicité dans son écriture, mais la beauté. Les œuvres de Mouawad ont recours à des phrases très poétique. D’ailleurs, pour lui les mots donnent un sens très important pour une histoire. Les mots doivent s’orienter dans la même direction. Donc, s’il veut parler de la guerre dans une de ces histoires, il va employer un champ lexical de ce thème sans pour autant raconter directement l’histoire de la guerre. Donc, lorsque qu’il a épuisé tout son encre et que la pièce est terminée, le processus de création commence car pour Wajdi Mouawad l’écriture de la pièce n’est jamais vraiment terminée.
Le processus de création d’un spectacle est bien précis dans une forme imprécise pour l’auteur libanais. Il contacte d’abord les comédiens qu’il veut pour jouer les personnages de son histoire. Souvent, l’auteur commence à travailler avec les comédiens avant même que l’écriture soit terminée. Le temps est la chose la plus importante dans son processus de création. Mouawad prend le temps de s’asseoir avec ces acteurs pour discuter du projet. S’il n’a pas le temps qu’il veut pour créer, il préfère ne pas faire de spectacle du tout. Les discussions naissent avec les comédiens, et ensuite, Mouawad commence à distribuer les rôles selon les caractères de chacun. Au début, lors des premières rencontres, l’écrivain leur demande des choses sur eux, non pas personnel, mais plutôt des questions sur les petites simplicités de la vie. À partir de la connaissance qu’il fait de ces comédiens, il leur donne des personnages qui ont pris vie d’eux, ce qui les touche grandement. La distribution est faite aussi selon ce qu’il ressent, il se laisse guider par ses émotions. Donc, pour lui création égale travail d’équipe. C’est important que tout le monde participe dans le processus. Sa méthode est simple, il travaille avec ces acteurs le matin, l’après-midi il retravaille le texte et le lendemain il arrive avec des modifications ; scènes modifiés, scènes en moins ou scènes nouvelles. Il travaille avec ce qu’il ressent, donc si une phrase ne lui plait plus, il peut la modifier au moment même avec ces acteurs. Pour lui, la construction du spectacle est plus importante que l’écriture ou la mise en scène. Même pour le décor c’est un travail d’équipe. L’auteur demande à tout le monde d’être présent pour discuter des costumes, des maquillages, de l’éclairage, en fait tout ce qui est en lien avec la scénographie. Donc, Wajdi Mouawad travaille en partenariat avec toute son équipe et c’est dans les échanges qu’ils ont sur la pièce que naît le spectacle. Un spectacle, qui pour Wajdi Mouawad, touche rarement le réaliste.
Le réaliste est d’ailleurs rejeté dans la dernière partie de cette recherche consacrée à l’esthétique total car elle est loin d’être encrée au réel. Cependant, un léger retour à la fin du XIXe siècle s’impose. Le théâtre connait, à ce temps, l’esthétique Naturaliste. Ce théâtre a pour but de peindre la vie quotidienne, d’expliquer des comportements humains, et c’est un jeu fondé sur la vraisemblance et la ressemblance. Cependant, certain auteur tente de changer l’aspect général du théâtre (le contenu, les moyens, jeu des comédiens, rôle des spectateurs et les objectifs). Bertolt Brecht et Antonin Artaud1, dans les années 1930, croient que le théâtre est autre chose qu’un miroir de la société. Artaud apporte une théorie bien intéressante; redonner une touche de cruauté que le théâtre a perdue afin d’éveiller les nerfs et le cœur des spectateurs. Il voulait réveiller les sens. Pour cela, Artaud veut remonter au temps des grecs (racines mythiques et rituelles) pour mettre de l’avant les passions, les émotions fortes, comme on en retrouve dans les tragédies. Son désir à lui est de venir chercher l’attention et même la participation des spectateurs. L’origine du nouveau langage scénique est dû à Antonin Artaud et sa recherche sur l’exploration des moyens scéniques.
Le but d’Antonin Artaud en renouvelant le langage scénique est d’atteindre le spectateur, en modifiant l’espace, en utilisant sons, lumières et corps, tout en contestant le texte et la parole. Lorsqu’un spectateur va regarder un spectacle total son rôle est d’avoir une expérience émotive et sensuelle, d’éveiller son esprit imaginaire et souvent il est intégré dans l’aire du jeu. C’est ce qui est intéressant dans le théâtre total car c’est un moment où le spectateur peut être choqué, remué, touché ou totalement insensible, cependant ça crée en lui un certain sentiment, souvent allant jusqu’au mal aise. L’objectif de faire vivre des expériences nouvelles est d’ailleurs très importante, parmi ceux d’impressionner, de bouleverser et de libérer l’inconscient. C’est le concept de la catharsis1, comme on retrouve au temps du théâtre grec. C’est un jeu très physique, souvent stylisé, utilisant beaucoup la danse comme moyen corporel. Le théâtre total passe même par les odeurs. Parfois, une odeur en particulier est répandue dans une salle de spectacle afin d’y mettre une ambiance précise. Le but du théâtre total est d’extraire le trop plein de parole pour laisser davantage de place au corps, au cri, au son, à la musique. Cette esthétique utilise le symbole pour exprimer des éléments du spectacle. Par exemple, un décor qui est totalement saccagé (chaise et lustre tombé au sol, table renversé, papiers éparpillés, etc.) peut exprimer que la mauvaise relation que vivent les personnages. Les chaises peuvent représenter chacune un secret des personnages, et au fur et à mesure que la vérité est dévoilé les chaises (ou les secrets) se replacent tranquillement pour remettre l’ordre sur la scène. D’où l’importance que le spectateur creuse un peu son esprit imaginaire. Le théâtre total montre rarement la réalité comme on faisait avec le naturaliste. La pièce Rêves est d’ailleurs parfaitement écrite pour monter ce genre de spectacle où rejoint imaginaire et symbole. Les personnages qui vivent dans l’imaginaire de Willem sont eux-mêmes des symboles, chacun symbolisant une partie intérieure de Willem. Les monologues de ces personnages fictifs permettent l’utilisation de plusieurs symboles et une mise en scène axé sur le corps et la voix. C’est un théâtre qui ose, qui expérimente et adore les sensations fortes. Une phrase peut très bien être remplacée par un cri ou encore, une émotion, au lieu d’être dite par la parole, peut être présentée par la danse. Donc, le théâtre total influencé par Artaud donne lieu à des représentations spectaculaires où nul ne reste indifférent.
En conclusion, la pièce Rêves de Wajdi Mouawad répond aux critères de l’esthétique totale par son écriture poétique et symbolique. Cette pièce permet l’usage corporel, les cris, la musique et la symbolique, tel le théâtre total adhère. Dans la totalité d’un rêve, dans ce qu’il a de complexe et nouveau et dans la manière de l’aborder, êtes-vous prêt, alors que la noirceur prend la nuit et que vos yeux tombent dans l’oubli, à vous endormir dans le fabuleux rêve de Wajdi Mouawad?
[1] Le pays n’est pas dit dans la pièce cependant ça suppose que ce soit celui du Liban, pays dans lequel Wajdi Mouawad a été témoin de plusieurs monstruosités.
1 Théoricien du théâtre et inventeur du concept du « théâtre de la cruauté ».
1 Purgation des émotions et des passions produit lors d’une représentation dramatique dans le but d’extériorité les émotions refoulés dans le subconscient. La catharsis produit une élévation de l’âme chez le spectateurs.
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